Pourquoi j’ai arrêté le porno…
J’ai cessé de consommer de la pornographie essentiellement pour deux raisons. La première, c’est qu’elle avait apporté énormément de colère et de violence dans mes fantasmes privés. Cette colère et cette violence n’étaient pas présentes en moi au départ, et je n’en voulais plus. Ce n’était pas moi, et j’ai décidé d’y mettre fin. Plus facile à dire qu’à faire. Deuxièmement, je me suis rendu compte que, en consommant de la pornographie, je contribuais à créer une demande pour la prostitution filmée. Car il s’agit bien de cela, de prostitution filmée : pornê c’est la prostituée, graphein rapporte à une notion d’écriture ou d’image. Or la prostitution n’est le rêve d’enfance de personne, elle est toujours l’effet de problèmes et de détresse. C’est une chose que j’ai comprise peu à peu en travaillant comme bénévole auprès d’hommes et de femmes prostitués, dont certains étaient victimes de la traite, en tant qu’«aide de service» dans des bordels, sous les ponts, au coin des rues… Mais on n’a pas besoin de faire tout cela pour comprendre le mécanisme de la pornographie et de la prostitution. Car, dans la pornographie, il ne s’agit ni d’érotisme ni de communication sexuelle saine, il s’agit de la domination et de la subordination des femmes par les hommes. Ce n’est pas seulement une pratique sexuelle, c’est une façon d’être, une hiérarchie de genres dans le monde.
Ainsi, si l’on demandait à la pornographie comment elle définirait le sexuel, qu’est-ce qui fait qu’une chose est sexuelle, la pornographie nous rirait au nez. Qu’est-ce qui définit le sexuel ? Voyons ! Ce que les hommes trouvent excitant. Les hommes trouvent excitant d’étrangler une femme ? De la pénétrer brutalement sans le moindre contact, tendre caresse, baiser ou étreinte ? Alors c’est sexuel. Les hommes trouvent excitant de voir une femme ou un enfant pleurer ? Alors c’est sexuel. Les hommes trouvent excitant de violer une femme ? Alors c’est sexuel. Dans n’importe quel site porno mainstream sur le Net, on peut trouver la catégorie «Viol» à côté de la catégorie «Humiliation», la catégorie «Abus», la catégorie «Larmes», et ainsi de suite. Et ce n’est pas comme si la pornographie banale ne débordait pas déjà de ces motifs. Même dans ses versions les plus douces, ce que nous montre la pornographie dans 80 à 90% des cas, c’est en fait la sexualité sans les mains. Et ce n’est pas ainsi que fonctionne notre désir authentique. Pardon, je vais répéter : la sexualité sans les mains.
Si vous ne renoncez pas à la pornographie, observez cela la prochaine fois que vous regardez : la caméra porno ne cherche nullement à capter des activités sensuelles normales du genre caresses, préliminaires, frôlements, étreintes, baisers… Non, ce qui intéresse la caméra porno, c’est la pénétration. Donc normalement la composition sera un homme et une femme – à supposer qu’il n’y en ait qu’un de chaque – son pénis est en elle – bon, ne soyons pas trop exigeants, peu importe où, quelque part en elle il y a un pénis, son pénis est en elle quelque part, d’accord ? – et, pour ne pas bloquer la caméra pendant ce gros plan extrême sur la pénétration, l’homme se tient le plus souvent les mains derrière le dos. Et la femme, dans cette position inconfortable, doit s’occuper du pénis en elle, sans porter atteinte ni à sa coiffure ni à son maquillage (car c’est de l’argent et du temps qu’on a investis en elle), sans perturber ses mouvements agressifs et surtout sans bloquer la caméra. Donc, en fin de compte, sous différentes formes et avec des acrobaties diverses, on a deux personnes en train de faire l’amour de telle sorte que les seules parties du corps qui se touchent sont le pénis et la partie pénétrée. Sans les mains.
Je fais chaque année entre 250 et 300 conférences devant des soldats, des étudiants, des élèves… Personne n’est jamais venu me dire, après : «Ran, vous savez, cette histoire du « sexe sans mains »… En fait c’était ça mon désir authentique. Quand j’avais 11 ou 12 ans, je n’avais pas du tout envie d’embrasser ou de toucher la personne, ça ne suscitait pas ma curiosité. Moi, dès le début, c’était les pénétrations.» Personne ne m’a jamais dit ça. Avant la pornographie. Après la pornographie…
Dans mes fantasmes privés, avant de commencer à regarder la pornographie, l’aspect «histoire» était extrêmement important, et c’était toujours une histoire de sensualité et de réciprocité. Autrement dit, j’imaginais toujours : «Que vais-je pouvoir lui dire ? Et que va-t-elle pouvoir me répondre ?Quelles sont mes options de réponse à partir de là ?» Dans la vraie vie, ça ne marchait jamais comme je l’avais prévu mais, dans mon esprit, c’était superimportant pour l’excitation : le suspense, le lieu, le cadre… Ça se passera où ? De quelle manière émergera petit à petit l’embrasement des corps ? Oui, c’était superimportant, avant la pornographie.
Une fois que l’on a pris l’habitude de la pornographie, elle conquiert votre esprit, elle envahit votre cerveau. Et j’ai perdu ma capacité d’imaginer, ce qui veut dire que je me trouvais là (je ne serai pas trop explicite) à me masturber, les yeux fermés ; j’essayais désespérément de fantasmer quelque chose d’humain et je n’y arrivais pas parce que ma tête était bombardée par toutes ces images de femmes violées, de femmes soumises et obligées de faire semblant de jouir dans ces rituels diaboliques d’éjaculation. C’était ça le résultat.
Tous, nous sommes vulnérables à la pornographie – pas seulement les jeunes – et il me semble qu’on devrait faire très attention, non seulement à ce que notre corps absorbe en termes de nourriture, mais aussi à la nourriture qu’absorbe notre esprit. Car tout ce que nous regardons nous envahit.
Permettez-moi de vous donner un court exemple tiré d’un domaine non sexuel. L’autre soir, je suis rentré à la maison, et ma bien-aimée regardait une quelconque connerie culturelle, une émission de karaoké, des auditions… On n’a pas de télé à la maison, d’accord ? On n’a pas de télé à la maison mais seulement parce que ça nous permet de nous présenter faussement comme des gens très profonds. «Ah ? Oh, non, je ne connais pas… Mastectomie, hmmm ? Non, non, on n’a pas la télé.» On regarde toutes les conneries culturelles possibles et imaginables, d’accord ? Ni moi ni elle ne passons notre temps à contempler l’existence ; non, on télécharge des trucs. Et notamment tout ce qu’il y a comme connerie culturelle. Bon, alors je regarde cette émission de karaoké pendant vingt minutes, et c’est tellement ennuyeux, fastidieux, voyez, ils passent deux minutes à chanter et quatre minutes à blablater dessus, au bout de vingt minutes, je perds patience et je pars me doucher. Et le truc intéressant, c’est sous la douche.
Ce que j’ai découvert là, c’est le moi le plus pathétique que j’ai jamais… Je vais vous le montrer, j’ai envie de sentir que vous m’aimez et m’acceptez vraiment, donc il faut que je vous montre mon moi le plus pathétique, et comme ça vous serez obligés de l’accepter. Bref, j’ai mis cinq, non sept, non, peut-être dix minutes à me rendre compte que j’étais là, sous ma douche, à me demander avec une gravité extrême : «Quelle chanson aurais-je choisi pour les auditions ? Eh ! Attention ! Quelque chose de très profond ! Moi je ne vais pas faire Rihanna ou Lady Gaga, moi je vais faire Mercedes Sosa… (Como un pájaro libre) La couverture de Blind Willie McTell de Bob Dylan. C’est pas follement profond, ça ?» Il fallait que je prenne la mesure de ma bêtise, car je n’ai aucun talent pour la musique. Non seulement ça, mais je n’ai jamais eu envie d’être musicien ni auteur de chanson, ça n’a jamais fait partie de mon monde intérieur de désirs, d’accord ? Mais je suis un être humain, et que faire ? J’ai regardé ça pendant vingt minutes, c’est entré dans mon cerveau pendant un moment.
Donc, si vous prenez cet exemple et que vous essayez de mesurer ou d’estimer l’impact de vingt minutes de n’importe quoi… comment ça envahit notre esprit et conquiert nos désirs, essayons alors d’imaginer, ou permettez-moi de vous le dire oralement : que se passe-t-il quand on regarde vingt minutes de pornographie, une ou deux fois par semaine (restons très modérés) ? C’est envahissant.
Qu’on le veuille ou non, la pornographie est entrée chez nous, et je suis convaincu qu’elle ne contribue pas à notre bien-être. Parce que, dans le monde occidental, nous avons Internet – partout, dans quasiment tous les téléphones portables désormais. Et cela produit un effet à la fois addictif et paralysant. C’est addictif parce qu’on développe une certaine dépendance à la pornographie. Mais l’aspect paralysant, c’est surtout pour les garçons et les jeunes hommes parce que la pornographie vous apprend que, en tant qu’homme, vous n’avez de valeur sexuelle que dans la mesure où vous avez un pénis énorme et une érection éternelle. Selon la pornographie, être un partenaire sexuel valable, ça n’a rien à voir avec le fait d’être passionné, attentif, généreux, bien coordonné… que nenni ! Rien de valable, en dehors du Pénis énorme et du Soleil éternel… Ce que nous n’avons pas ! Ainsi, en regardant la pornographie, les garçons se retrouvent paralysés, et s’ils ne se retrouvent pas paralysés, très souvent, ils se transforment en imitateurs de ce qu’ils ont vu, c’est-à-dire qu’ils deviennent des agresseurs. Des agresseurs, même quand l’affect est présent.
De nos jours, tant et tant d’abus sexuels se déroulent à l’intérieur de ce qu’on perçoit de l’extérieur comme de belles-histoires-d’amour-adolescent ou des relations-saines-entre-adultes. Parce qu’on ne parle pas vraiment du sexe, on se contente de le voir partout. On n’en parle pas vraiment alors, ce qui se déroule à l’intérieur des chambres, toutes ces mutations sexuelles, comment cela se passe-t-il ?
Si on parle des femmes, la plupart des jeunes filles et des femmes reçoivent le message – pas seulement du porno dur mais de toute notre culture mainstream influencée par le porno (les clips, les pubs, tout ça c’est de la «pornographie habillée») – qu’être digne d’amour, c’est d’abord et surtout être digne de désir sexuel. Et de nos jours la définition du désir sexuel, c’est à peu près : «Faites comme les stars pornos.»
Alors je travaille dans des dizaines et des dizaines de lycées et de collèges. Dans chacune de ces écoles sans exception, je croise des filles qui ont accepté, à un moment donné, d’être filmées dans une situation intime parce qu’elles voulaient faire plaisir à un garçon qu’elles aimaient bien. Et le garçon en question a abusé de leur confiance – toujours la même histoire – et vendu les images sur l’application What’s up ? ou sur le Web. Et, le plus souvent, les garçons ne reçoivent pas le moindre reproche moral, c’est toujours les filles qui subissent la honte et la mortification. Typiquement, elles quittent l’école. Elles ont beau changer d’école, déménager, elles seront toujours harcelées sur les réseaux sociaux. Elles développent une dépression clinique, souffrent de troubles alimentaires – comme si on n’avait pas déjà suffisamment de raisons, dans notre culture, de développer des troubles alimentaires ! – elles sont complètement ostracisées socialement, et certaines d’entre elles (comme Amanda Todd, qu’elle repose en paix) vont jusqu’à se suicider. Parce qu’elles trouvent que la vie n’a plus de valeur, qu’elles-mêmes n’ont plus de valeur.
Donc, la pornographie est entrée chez nous, c’est un cas capital. Ce n’est pas un phénomène mineur dans notre société, c’est parfois une question de vie et de mort.
C’est surtout une question de vie et de mort pour les gens qui la font. Car la pornographie n’est pas une preuve de la liberté d’expression, de la liberté de métier, bla-bla-bla, non. C’est une preuve de l’exploitation sexuelle, et on la trouve côte à côte avec la traite, le viol, le proxénétisme et la prostitution. Pour chaque star du porno ayant signé un contrat avec un éditeur ou une boîte de production, il y a des centaines de milliers de femmes et de filles qui échouent à survivre, là. Littéralement, elles en meurent. L’industrie du sexe les mâche menu et les recrache – dans les bordels, sur le trottoir, dans les boîtes d’escorte ou les salons de massage, avec happy end ou non, selon la personne que l’on écoute.
Je ne plaisante pas, c’est une chose très grave, tout le spectre de la prostitution. Un fort pourcentage d’entre elles ne vit même pas jusqu’à l’âge de 50 ans. Je parle des pays où l’espérance de vie est actuellement autour de 75, 76 ans, elles n’arrivent pas à la cinquantaine. A cela, quatre raisons principales : elles meurent par la drogue, par les MST, assassinées par un client, un mac, un petit ami… et la quatrième raison est, à nouveau, le suicide. Car, si vous êtes une prostituée, devant la caméra ou non, vous êtes dans une situation que l’on peut décrire comme la mort sociale. Nous avons tous dîné avec des gens qui ont consommé de la prostitution, qui sont allés dans un bordel au moins deux, trois fois… Jamais nous ne dînons avec une prostituée, du moins pas déclarée telle. C’est ça, la mort sociale. Ce n’est pas «chic», pas le moins du monde.
Et quand, dans l’intimité de ma chambre, je regarde la pornographie, même sans payer (plus besoin de payer, c’est gratuit, j’espère que vous le savez si vous en consommez encore), quel que soit le film que je regarde, cela crée une demande, et là où il y a demande il y a offre. C’est corrélé. Si je regarde des images de femmes blacks mûres, quelqu’un se fera le proxénète de femmes blacks mûres. Des mineures asiatiques ? Un trafic énorme existe déjà. Des Israéliennes ? Des Palestiniennes ? De blanches et blondes étudiantes américaines ? C’est une catégorie dans le vent, ces dernières années. On peut savoir avec certitude que, déjà, la lie de la terre cherche à prostituer ces femmes-là devant la caméra.
Alors voilà : j’ai cessé de regarder la pornographie pour mon bien-être, ma communication intime, ma vie privée érotique, pour prendre le contrôle et la responsabilité du contenu de mon esprit. Mais, ce faisant, j’ai cessé de contribuer à l’affreuse industrie du sexe. Et ça, je trouve que c’est une bonne chose.
Traduit de l’anglais (Israël) par Nancy Huston.